Il est temps d’avoir une franche discussion au sujet des organismes de bienfaisance et de leurs dépenses pour l’administration et les collectes de fonds. Au cours de la dernière décennie, on a mis de plus en plus l’accent sur les coûts que doit assumer un organisme de bienfaisance pour ses activités, ce qui a contraint tout le secteur caritatif à se défendre contre une série d’accusations d’une grande naïveté.
Il ne fait aucun doute que quelques pommes pourries se sont infiltrées dans le secteur, mais il reste que plus de 85 000 autres organismes de bienfaisance font exactement le travail que la plupart d’entre nous admirent : nourrir les nécessiteux, loger les sans-abri, soigner les malades et éduquer les jeunes. Si certains choisissent de porter leur attention sur les pommes pourries plutôt que sur le verger de fruits succulents, c’est malheureusement un produit de notre culture médiatique négative.
Notre secteur caritatif est peut-être la ressource la plus précieuse de notre grand pays. Il accorde la préséance à la dignité humaine et à la gentillesse. Ce n’est donc pas étonnant que le secteur caritatif ait réagi avec politesse, diplomatie et tact à l’attention récente accordée aux coûts liés à sa structure. Le secteur a (avec justesse) souligné que l’évaluation du ratio des coûts pour les collectes de fonds d’un organisme de bienfaisance pourrait très bien refléter l’efficacité de ces collectes de fonds, mais aussi n’être que peu corrélée avec la capacité d’un organisme à réaliser sa mission (c’est-à-dire son impact pour améliorer la société). Le problème, c’est que mesurer l’impact d’un organisme de bienfaisance est un exercice difficile et subjectif, alors qu’il est relativement simple de mesurer l’efficacité des collectes de fonds. En dernière analyse, toutefois, l’impact est en fait la seule chose qui compte vraiment.
Je travaille pour une société de gestion de placements (bien que je ne sois pas un spécialiste en placements). Lorsque les gestionnaires de portefeuille analysent les entreprises, ils examinent divers facteurs avant de prendre la décision d’investir. Premièrement, ils analysent les chiffres sous tous les angles. Deuxièmement, ils étudient d’autres facteurs moins tangibles : l’équipe de direction de l’entreprise, ses produits et services, etc. Troisièmement, ils se penchent sur le contexte dans lequel évolue l’entreprise : ses compétiteurs, l’industrie dans laquelle elle opère et même au-delà — les intrants économiques locaux et internationaux. En d’autres termes, leur analyse n’est pas seulement numérique, mais intègre des considérations plus vastes.
Pour soutenir notre discussion, disons que nos analystes financiers évaluent trois entreprises :
Société houillère | Fabricant de meubles | Concepteur de logiciels | |
Revenu* | 10 000 000 $ | 5 000 000 $ | 1 000 000 $ |
Coûts de production | 2 500 000 $ | 1 500 000 $ | 300 000 $ |
Coûts de marketing | 100 000 $ | 200 000 $ | 100 000 $ |
Coûts administratifs | 400 000 $ | 300 000 $ | 100 000 $ |
Total des coûts | 3 000 000 $ | 2 000 000 $ | 500 000 $ |
Profit net | 7 000 000 $ | 3 000 000 $ | 500 000 $ |
Efficience des coûts (profit en tant que pourcentage des recettes) | 70 % | 60 % | 50 % |
*Nota : Ces termes ne sont pas nécessairement ceux utilisés dans les états financiers de l’entreprise pour décrire les postes.
J’ai présenté ce scénario à quelques-uns de nos gestionnaires de portefeuille les plus aguerris et je leur ai demandé quelle entreprise ils choisiraient pour y investir. Comme il se doit, ils avaient environ 75 autres questions, certaines portant sur les chiffres, d’autres sur des facteurs plus qualitatifs. À la fin de l’exercice, ils m’ont dit qu’ils investiraient dans l’entreprise la plus prometteuse. Les chiffres étaient inclus dans l’analyse, mais ils étaient pris en compte dans un contexte plus large.
Prenons une analyse semblable et appliquons-la aux organismes de bienfaisance.
Refuge pour femmes | Agence de développement international | Collège communautaire | |
Revenu | 1 000 000 $ | 5 000 000 $ | 50 000 000 $ |
Coûts pour les collectes de fonds | 50 000 $ | 500 000 $ | 2 500 000 $ |
Coûts administratifs | 100 000 $ | 750 000 $ | 15 000 000 $ |
Total des coûts | 150 000 $ | 1 250 000 $ | 17 500 000 $ |
« Profit » (fonds excédentaires pour offrir les programmes et services) | 850 000 $ | 3 750 000 $ | 32 500 000 $ |
Efficience des coûts (profit en tant que pourcentage des recettes) | 85 % | 75 % | 65 % |
J’ai demandé aux mêmes gestionnaires de portefeuille quel organisme de bienfaisance serait le plus susceptible d’attirer leurs dons. Ils ont unanimement réagi en me regardant fixement et d’un air abasourdi. L’un d’eux m’a demandé pourquoi il offrirait des dons à un collège communautaire alors qu’il n’en a jamais fréquenté un. Un autre a dit qu’il préférerait faire des dons au profit du Canada plutôt que d’un autre pays. Une troisième m’a raconté qu’elle avait travaillé comme bénévole pour un refuge et qu’elle choisirait sûrement d’aider le refuge plutôt que les deux autres organismes. Ils n’ont pas fait d’analyse — aucune attention au profit ni à l’efficacité. Leur décision a été réfléchie, mais elle était basée sur des valeurs personnelles concernant la philanthropie et le bénévolat, plutôt que sur des facteurs quantitatifs. Le choix a été apparemment simple, aussi j’ai décidé de le rendre plus difficile.
Refuge pour femmes A | Refuge pour femmes B | Refuge pour femmes C | |
Revenu | 1 000 000 $ | 1 000 000 $ | 1 000 000 $ |
Coûts pour les collectes de fonds | 50 000 $ | 100 000 $ | 200 000 $ |
Coûts administratifs | 100 000 $ | 150 000 $ | 100 000 $ |
Total des coûts | 150 000 $ | 250 000 $ | 300 000 $ |
« Profit » (fonds excédentaires pour offrir les programmes et services) | 850 000 $ | 750 000 $ | 700 000 $ |
Efficience des coûts (profit en tant que pourcentage des recettes) | 85 % | 75 % | 70 % |
En tant que donateurs et consommateurs de médias, nous sommes amenés à croire que le Refuge A est « meilleur » que le Refuge B, qui en revanche est meilleur que le Refuge C. Mais nos excellents gestionnaires de portefeuille sont très avisés même sur des sujets liés à la philanthropie. D’autres questions ont été posées lorsque je leur ai demandé quel organisme de bienfaisance s’attirerait leur préférence.
- Quelles communautés desservent-ils?
- Servent-ils seulement des femmes, ou des femmes et des enfants?
- Comment aident-ils ces femmes à s’intégrer à nouveau dans la communauté et à trouver un logement supervisé?
- Fournissent-ils des systèmes de soutien à court et à long terme?
- Ils m’ont aussi posé d’autres questions concernant les chiffres, spécialement sur les tendances de ces chiffres au cours des dernières années.
L’attention aux coûts immédiats pour les collectes de fonds et l’administration ignore pratiquement les réponses à ces questions importantes. Si le Refuge C était le seul à servir les femmes et les enfants, est-ce que cela ne devrait pas être important? Si le Refuge B était le seul à desservir votre communauté, ne le choisiriez-vous pas plutôt que les deux autres? Peut-être que le Refuge C veut acheter un nouvel édifice plus sécuritaire, ce qui pourrait accroître les coûts de sa collecte de fonds. Il y a d’innombrables autres variables qui pourraient entrer en ligne de compte, qui toutes ont plus de poids que la simple attention aux coûts liés aux collectes de fonds et à l’administration. La seule attention à l’efficience des coûts du secteur amoindrit l’importance des organismes de bienfaisance et de leur travail.
Ceux qui collaborent étroitement avec le secteur caritatif savent qu’il ne proclame pas haut et fort le merveilleux travail qu’il accomplit. Ce n’est tout simplement pas son genre. Il préfère faire son travail avec fierté et discrétion, comme le collègue de confiance qui s’acquitte toujours de ses tâches rapidement et efficacement, sans tapage. Les organismes de bienfaisance doivent peut-être réagir avec plus de vigueur face aux gens qui atténuent leur importance en mettant principalement l’accent sur les coûts pour l’administration et les collectes de fonds. D’ici là, ils seront forcés de se défendre eux-mêmes contre ceux qui minimisent l’importance de tout le secteur.
Mise à jour le 21 November 2014
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